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The Black Claddagh

12 février 2015

Le dernier journal

Cet après-midi, il avait décidé de faire du rangement.
Profitant de sa journée mensuelle de repos, il s'était offert une grasse matinée jusque 9h et s'apprêtait à mettre de l'ordre dans ses affaires. Après avoir retourné divers cartons emplis de vieilles fringues qu'il ne mettrait jamais plus, il était tombé sur un exemplaire d'un vieux journal qu'autrefois sa grand-mère lisait chaque jour avant de l'utiliser pour ses légumes ou pour protéger le fond de la poubelle. Mais celui-ci avait été gardé intact.

Soudain, comme un flash illuminant les cellules de son cerveau, il revit le visage fermé de cette femme habituellement joviale devant le gros titre qui barrait la première page.

A l'époque, il n'avait que huit ans mais il avait été marqué par l'expression qu'elle avait prise : lèvres serrées,  mains tremblantes de rage contenue. On y lisait une colère froide mais aussi la peur. Les souvenirs renaissant, il n'avait pas le moindre doute : c'était bien ce journal qui avait provoqué l'émoi de son aïeule ; mais pour quelle raison l'avait-elle gardé, caché au fond d'un placard ?

Malheureusement, il ne savait pas lire ; au contraire de sa grand-mère qui lui avait raconté comment « c'était la vie de son temps ». Elle qui était allée à l'école primaire, avait fait des études artistiques... Le conservatoire. Elle avait croisé de grands compositeurs modernes.

« Une pianiste casse-cou », résumait-il quand il y pensait. Elle avait aussi piloté des avions de tourisme, conduit des voitures de sport et des motos rapides. Elle avait même descendu des rivières en canoë et presque fait le tour du monde. Toutes choses aujourd'hui interdites car jugées trop dangereuses et dûment répertoriées dans le Code des faits et gestes portant atteinte au principe de précaution. Puis elle était morte d'un cancer à l'âge de 62 ans.

Lui qui avait aujourd'hui 88 ans pensait souvent à elle, se demandant parfois s'il valait mieux vivre longtemps ou vivre bien. La société dans laquelle il évoluait avait choisi « au nom de tous et dans l'intérêt du bien commun ». La vie, longtemps et à n'importe quel prix.

Des voix s'étaient élevées pour réclamer le droit de mourir quand ils estimaient qu'ils avaient assez vécu mais ceux qui n'avaient pas voulu se taire avaient été placés en établissement surveillé. Tout ça l'avait fait rire un soir où, après avoir ingurgité un litre d'alcool de bois obtenu au marché noir, il était bien saoul et s'était demandé si on allait un jour appliquer la peine de mort à ceux qui menaçaient de se suicider.
 Il avait survécu, grâce aux progrès de la médecine atomique, à trois cancers, une hépatite C et quelques autres virus indéterminés. Il était en forme, satisfaisait à l'obligation qui lui était faite de pratiquer la gym cardio en salle et travaillait  350 jours par an sans espoir de retraite avant treize ans. Mais à cent ans ! La quille...

Il ne se plaignait pas car on l'avait logé dans un conapt (*) fort agréable. Ces appartements en cohabitation, modèles d'équipement domotique, étaient entassés comme des cubes de couleurs vives dans les banlieues et il suffisait de sauter chaque matin dans le métro passant dessous pour rejoindre le boulot. « Un peu comme dans ce vieux film qu'ils diffusent tous les ans pour faire rire les enfants à la Saint Ronald. Ça s'appelait comment déjà ? Ah, oui, le 5e élément. »
 Parfois, il allait en ville. Évidemment c'était très cher depuis qu'on avait rétabli un octroi. A l'époque, le débat avait été vif entre les administrateurs partisans de rentrées d'argent supplémentaires permettant de faire des aménagements dans l'intérêt de tous et ceux qui considéraient ce péage comme un impôt déguisé. Là encore des protestations s'étaient fait entendre brièvement pour considérer que ce système risquait d'exclure une partie de la population, moins fortunée, évidemment. Elles avaient connu le même sort que les défenseurs de l'euthanasie...
Depuis longtemps la question des classes sociales avaient été réglée. Par exemple, quand il avait eu dix ans, on l'avait directement orienté vers la filière technique et industrie. Sans option lecture. Il aurait bien aimé entrer dans la section élite, avec lecture et écriture, mais les moyens financiers lui avaient manqué pour payer les professeurs particuliers.

Il avait donc un emploi, un logement, de quoi se nourrir et attendre que ça s'arrête. Seul bien sûr puisque pour avoir le droit de reproduction, il fallait répondre à des critères draconiens. Quelques hommes étaient ainsi sélectionnés par l'Académie de l'espèce. Il avait échoué dès le premier rendez-vous pour une simple question de couleur des yeux.

C'était un peu triste mais toujours mieux que de se retrouver dans la catégorie des inactifs dont on ne savait pas combien ils étaient ni même où ils se trouvaient et dans quel état. On disait qu'ils s'étaient réfugiés dans les bois et les campagnes, se volant les uns les autres pour survivre dans un état de crasse nauséabond.
Quant à la classe dominante, il en savait encore moins. A l'époque de sa grand-mère, on comptait des milliers de  patrons qui donnaient du travail à la classe moyenne et aux ouvriers. Puis les regroupements avaient commencé, les fusions acquisitions, les OPA amicales ou non. Le nombre des dirigeants du monde des affaires s'était réduit à une poignée d'hommes de plus en plus riches à mesure que la rentabilité de leurs affaires augmentait. Conséquemment, les inactifs, étaient devenus majoritaires. Mais les aides qu'on leur procurait au début coûtaient si cher en taxes et en impôts que la classe des productifs s'était retrouvée au bord de la faillite personnelle. Alors la décision avait été prise de les abandonner à leur sort. C'était un poil brutal mais quand on y pense, ils n'apportaient rien de bon.

La seule chose qu'il regrettait vraiment, c'était de ne pas savoir lire. Des journaux ? Il n'y en paraissait plus depuis belle lurette et personne ne les réclamait. Cependant pour satisfaire d'éventuels appétits littéraires, tous les grands classiques étaient disponibles en audio. Maurice Barrès,Charles Maurras, Pierre Drieu la Rochelle, Kléber Haedens, Edouard Drumont, Robert Brasillach pour ne citer que ses préférés mais aussi quelques jeunes auteurs audacieux et progressistes comme ce Céline qui avait inventé les 35 heures (**) et dont il appréciait la musique des mots.
Il aurait aimé lire ce journal jauni que sa grand-mère avait abandonné dans un vieux carton à chapeau. Au moins le grand titre. Cela n'aurait pas changé sa vie, mais s'il avait pu, il aurait compris pourquoi sa vie était devenue un non sens. Cet ultime exemplaire du Monde. Le dernier journal. Il était daté du 16 novembre 2073, il y a donc 80 ans de cela et annonçait d'un gros titre barrant la une : « La mondialisation est achevée ».

 

Notes du traducteur : (*) Le concept de conapt (qui est la contraction de "condominium appartment") est un clin d'œil à l'œuvre visionnaire de Philip K. Dick. Souvent copié, parfois trahi, jamais égalé.
(**) Voici la citation exacte : «Il me semble à tout bien peser que 35 heures c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines, sans tourner complètement bourrique. Y pas que le vacarme des machines, partout où sévit la contrainte c’est du kif au même, entreprises, bureaux, magasins, la jacasserie des clientes c’est aussi casse-crâne écoeurant qu’une essoreuse-broyeuse à bennes, partout où on obnubile l’homme pour en faire un aide-matériel, un pompeur à bénéfices, tout de suite c’est l’Enfer qui commence, 35 heures c’est déjà joli.» Les Beaux Draps, 1941.



 

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